Entretien avec Dani Rosenberg
Qu’est-ce qui vous a amené à faire ce film ? Dans quelle mesure s’agit-il d’une œuvre autobiographique ?
Shlomi, le héros du Déserteur, est l’incarnation parfaite de mes sentiments par rapport à mon pays. Il réagit exactement de la manière dont je réagirais, moi, si j’avais du courage. Cette anomalie de la vie israélienne et de ma génération - la volonté de fuir à tout prix notre existence sanglante - a guidé mon projet dès le départ. Je me suis rendu compte qu’en essayant d’écrire quelque chose sur l’amour, j’ai fini par parler de la solitude. Je voulais évoquer une relation entre un jeune homme et une jeune femme, mais la violence a pris le dessus. Shlomi veut tourner le dos à la vie militaire pour trouver refuge à Tel-Aviv, mais la réalité finit par le rattraper jusqu’à l’engloutir. Tel-Aviv est considérée comme une ville européenne, une «bulle» de normalité dans le chaos du Proche-Orient, mais c’est une illusion. Je voulais faire sentir que derrière l’hédonisme de cette ville, dernière cette boulimie du quotidien, se cache une grande angoisse, comme si l’on était conscient de vivre dans un organisme déjà en train de pourrir.
Le Déserteur a été tourné bien avant le 7 octobre et la guerre à Gaza. Il me semble qu’après ce séisme, il prend une nouvelle dimension. Dans quel sens à votre avis ?
Parfois on écrit comme une Shéhérazade qui raconte ses histoires pour retarder l’arrivée de la fin, pour éloigner la mort. Ou comme un enfant qui, dès la tombée de la nuit, se met à chanter pour lui-même pour chasser la peur. J’ai écrit le film pour me confronter à cette réalité refoulée de l’occupation et celle du fanatisme religieux qui ne cesse de gagner du terrain en Israël et en Palestine. Et tout cela vient effectivement de nous exploser à la figure. La nuit du 7 octobre, j’étais au festival de Busan en Corée du Sud où Le Déserteur a été sélectionné. J’ai immédiatement avancé mon retour en Israël, mais avant de prendre l’avion j’ai assisté à la première projection du film avec un sentiment d’effroi. J’ai dû quitter la salle avant la fin tellement j’étais mal. Je croyais que je n’allais plus pouvoir accompagner le film après le massacre du Hamas et la guerre à Gaza. Mais deux mois plus tard, j’ai rencontré un de mes anciens étudiants revenu du champ de bataille, qui a vu le film durant sa permission. Il était très ému et m’a confié ceci : « Depuis mon retour de Gaza, j’ai le sentiment que Shlomi, c’est moi ». Cette réaction m’a fait beaucoup réfléchir, et je me dis que le film prend justement tout son sens dans le contexte actuel qui est si douloureux. J’imagine qu’à un moment où les sentiments nationalistes et patriotiques envahissent de plus en plus la société israélienne, je vais avoir droit à des réactions difficiles. Mais je crois qu’il est important que la voix que porte Le Déserteur soit entendue.
« J’AI ÉCRIT LE FILM POUR ME CONFRONTER À CETTE RÉALITÉ REFOULÉE DE L’OCCUPATION »
Où et comment ont été tournées les scènes se déroulant dans la bande de Gaza ?
Elles ont été tournées à proximité de la frontière avec la Cisjordanie, du côté israélien, dans le village arabe de Qulansawe. Toutes les séquences mettant en scène Shlomi en train de courir dans un paysage de ruines ont été créées digitalement. On a utilisé des modèles de vraies ruines du village de Beit Hanoun à Gaza, après que celui-ci a été bombardé par l’armée israélienne durant la guerre de 2014.
L’un des aspects frappants du film, c’est sa manière de montrer comment l’esprit militariste et nationaliste envahit le quotidien israélien, jusqu’à le dominer. Shlomi, votre héros, interprété par Ido Tako, continue à se comporter à Tel-Aviv comme s’il était encore à l’armée...
J’imaginais Shlomi comme un animal qui fuit un feu de forêt, mais dont le corps continue à brûler même après être arrivé en ville. Je voulais qu’il soit encore marqué, symboliquement, par les couleurs du camouflage, la sueur et la saleté de l’activité militaire, que la frontière entre l’existence militaire et la vie civile, entre la folie de l’armée et la « normalité » de Tel-Aviv s’estompe. Shlomi souhaite tourner le dos à la violence de l’armée, mais ce faisant il l’emporte avec lui en ville, et cette violence contamine tous ceux qui croisent son chemin. Le retour du refoulé se produit au moment même où nous nous croyons à l’abri : inévitablement, à 60 kilomètres de notre « normalité », la guerre fait toujours rage même si nous refusons de la voir.
Cet aspect se traduit aussi par une mise en scène très physique, qui écarte toute psychologie. Shlomi marche, court, parle comme un robot, comme s’il n’était pas capable de réfléchir sur ce qu’il est en train de faire. Comment l’avez-vous dirigé ?
Mon acteur Ido Tako est un vrai virtuose. Avant le tournage, nous avons travaillé durant des mois sur le corps, sur l’apparence et la performance physique. Il s’est entraîné, il s’est musclé, il a appris les codes de l’exercice militaire avec un membre d’une unité du commando marin. En ce qui concerne le tournage, j’ai opté dans la mesure du possible pour un tournage en continu suivant la linéarité du récit afin d’épuiser mon acteur. Ido Tako n’a pas arrêté de courir durant les trente jours du tournage, en se reposant et en dormant très peu. Il s’est trouvé à la fin pratiquement dans le même état d’épuisement que le personnage de Shlomi. En tournant la dernière scène, j’ai eu l’impression qu’Ido avait beaucoup mûri depuis que je l’avais auditionné pour le rôle.
Les gens que Shlomi croise durant sa fuite sont tellement embrigadés que, pour se protéger, il doit proférer les mêmes slogans nationalistes et militaristes...
Shlomi sait pertinemment qu’il n’a pas le choix et que, pour pouvoir se cacher, il doit continuer à se camoufler. Comme pendant les opérations militaires, il doit continuer à se maquiller, en affichant cette fois des couleurs nationalistes et patriotiques. Le film évolue dans cette zone intermédiaire entre la réalité destructrice de la guerre et le désir romantique du héros de la fuir, entre la réalité tragique et sa vision idéaliste. Je dirais que Shlomi aurait voulu être le héros d’un film de Frank Capra, mais qu’il finit par atterrir dans un film noir.
« LE FILM ÉVOLUE DANS CETTE ZONE INTERMÉDIAIRE ENTRE LA RÉALITÉ DESTRUCTRICE DE LA GUERRE ET LE DÉSIR ROMANTIQUE DU HÉROS DE LA FUIR »
En même temps, Shlomi a choisi de déserter non pas pour des raisons politiques, mais pour rejoindre son amoureuse. Pourquoi ?
Je vois les choses un peu différemment. Shlomi s’invente une narration romantique, un récit idéaliste de pureté et d’amour. Mais ce récit existe uniquement dans sa tête. Une fois qu’il commence à courir, son corps le porte comme un automate. Il arrive chez lui, ouvre le frigo et découvre des aliments en état de pourrissement. C’est à ce moment que, pour la première fois, son récit s’écroule devant le réel. Il doit alors s’inventer une nouvelle justification pour continuer sa cavale, et pour ce faire, il part à la rencontre de son amoureuse. Mais là encore, la porte finit par se refermer sur lui. Et ainsi de suite, jusqu’à ce qu’il se retrouve seul, comme un lonesome cowboy avec, à la place d’un cheval, un vélo. Il continue donc à errer dans ce paysage urbain qui est aussi un paysage mental reflétant le vide et le sentiment d‘aliénation du héros.
Le rythme du film est très rapide et traduit le comportement frénétique de Shlomi. Comment avez-vous travaillé ce motif ?
Le mouvement est une force de vie, mais aussi une force de résistance. Mon désir n’était pas d’élaborer une réflexion conceptuelle sur ce thème, mais que le film lui-même incarne le mouvement, devienne mouvement. Le Déserteur commence par une image statique et, à partir de la fuite du héros, il est dominé par l’action et le mouvement quasi permanents. Je voulais que l’on ressente la respiration de Shlomi, les battements de son cœur, son haleine. Je crois que l’énergie du film passe aussi à travers la musique composée par Yuval Semo, ce thème répété du Free Jazz qui évoque le cercle vicieux dans lequel le héros est enfermé. Comme s’il était sans cesse en train de courir après lui-même. Pour donner le sentiment d’urgence, on a enregistré la musique en live, notamment avec le batteur qui a improvisé sa composition devant les images du film.
« C’EST COMME SI SHLOMI ÉTAIT SANS CESSE EN TRAIN DE COURIR APRÈS LUI-MÊME »
Les touristes juifs français sont représentés d’une manière comique. Ils semblent naïfs dans leur vision idéalisée d’Israël, donnant l’impression d’être déconnectés de la réalité qui les entoure...
Effectivement. Je voulais les peindre un peu à la manière d’un Jacques Tati, et, par leur biais, donner par moment un aspect burlesque, ironique, à la fuite du héros. Je dois dire que même pour le personnage de Shlomi, j’ai pensé à une figure comique, celle de Buster Keaton avec sa gestuelle robotique et automatique. Le visage froid et sans expression de Shlomi, mais qui révèle aussi une forme d’innocence, est inspiré lui aussi du visage de Keaton.
Il y a une forme d’ironie dans le fait que le seul personnage qui échappe à ce climat nationaliste est la grand-mère de Shlomi qui, justement, souffre de démence...
Pour Shlomi, le seul refuge, le seul îlot de sainteté, c’est effectivement l’appartement de sa grand-mère, jouée par Tiki Dayan, une merveilleuse actrice. Mais il s’agit en fait d’un espace liminal, en dehors du temps, qui existe dans cette zone intermédiaire entre la réalité, la conscience et la mémoire. La grand-mère confond réalité et imaginaire (elle confond par exemple son compagnon et son père), comme si elle vivait déjà dans un songe. C’est seulement là, et après avoir écouté une chanson de Mercedes Sosa, que Shlomi se sent un peu apaisé et parvient à s’endormir. L’apaisement ne semble pouvoir aller de pair qu’avec un univers imaginaire, la réalité étant inévitablement tragique.
Ces dernières années, le cinéma israélien s’est éloigné des sujets politiques, entre autres à cause des pressions massives du gouvernement. Pensez-vous que votre film, ainsi que le choc du 7 octobre, pourraient annoncer le retour du politique au sein du cinéma national ?
J’aimerais bien y croire, j’aimerais bien.
Propos recueillis en février 2024
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